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En souvenir d'Alexandrie

13 juillet 2012

Le rapport de la France au catholiscisme et à son histoire n'est pas prêt de s'aranger

Inquisitio : le nom de la cause

Le triomphe des opinions sur la vérité

Publié le 12 juillet 2012

 

Un de mes amis à qui je disais tout le mal que je pense de la série Inquisitio me rétorquait que ce n’était qu’une série télé et qu’il ne fallait pas prendre les séries télés trop au sérieux. Sans lui faire subir le supplice de l’eau, je crois que mon ami se trompe car c’est précisément quand l’hérésie tombe dans le domaine public qu’elle triomphe. C’est quand le mensonge savant devient vérité populaire qu’on est foutu pour les siècles des siècles. C’est lorsqu’on fera des téléfilms inspirés des œuvres de Thierry Meyssan et qu’on les diffusera à une heure de grande écoute qu’on pourra dire qu’il a gagné. Pas avant.

Pourquoi diable l’acharnement antichrétien a-t-il gagné ? C’est ce que je me demande. On a beau répéter à qui mieux mieux que l’Inquisition n’a rien à voir avec ce que l’on nous en montre à la télé et au cinéma (et dont Le Nom de la rose de Jean-Jacques Annaud en 1986 reste le chef-d’œuvre de propagande inégalé). On a beau rappeler, avec Michel Foucault, que loin d’être la justice barbare et régressive que l’on croit (car tout cela relève de la croyance – et de la pire : la positiviste, la scientiste) l’Inquisition, « cette immense invention que notre douceur récente a placée dans l’ombre de notre mémoire »1, constitua au contraire un progrès dans l’histoire de la justice et fut à l’origine de « l’instruction » moderne s’il en est, passant des ordalies à l’ « enquête » (l’étymologie d’ « inquisition »), du serment à l’aveu et mettant ni plus ni moins en place la méthode empiriste dont les sciences de la nature allaient bientôt se réclamer. On a beau rapporter des preuves historiques qui toutes vont dans le même sens, à savoir que les tribunaux de l’Inquisition étaient les plus doux de l’époque, que nombre d’accusés « laïcs » s’arrangeaient pour que leur procès passe du tribunal séculier au tribunal religieux, que les peines de mort étaient rarissimes, en plus d’être fort peu appliquées, qu’enfin la torture (qui est toujours le point G des cinéastes traitant ce sujet) était exceptionnellement utilisée (au contraire de ce qui se passait dans les prisons royales où l’on mettait au chevalet le moindre voleur de mobylette).

On a beau convoquer des médiévistes aussi réputés que Régine Pernoud2, Jacques Heers3, Bartolomé Benassar4 qui nous expliqueraient que non décidément non, l’Inquisition, et par extension le Moyen Age, ce n’est pas du tout, mais du tout ce que nous impose l’imagerie contemporaine, rien n’y fait. Dès qu’un cinéaste décide de « s’intéresser » à cette période, il faut qu’il traite l’Inquisition comme lui-même croit que l’Inquisition traitait les gens. Il faut qu’il fasse dans la boucherie, la caricature, le racisme antichrétien permis et subventionné. Inquisitio, c’est Le Juif Süss revisité pour les besoins de la cause antiromaine – c’est « La Catho Sienne ».

En vérité, on n’en finit pas « d’écraser l’infâme » depuis la Réforme. Et cela non pas à cause des quelques exactions que l’Eglise a pu commettre (assez ridicules si on les compare à celles commises aux mêmes époques en terre protestante et comme l’atteste le fameux site « L’Inquisition pour les nuls » mais à cause du fait que celle-ci, l’Eglise catholique, apostolique et romaine se prétendait « experte en humanité », et d’ailleurs l’était, au grand dam d’une humanité ayant d’elle-même une image de plus en plus positive, pure, innocente tout plein, pour ne pas dire cathare. Aux yeux du moderne et bientôt du postmoderne, c’est cela le crime inexpiable de l’Eglise (et qu’il faut par là-même accuser de tous les maux passés, présents, futurs) : considérer l’homme comme un pécheur originel. Constater qu’il n’est pas toujours exemplaire, malgré son génie et sa culture, et pire : mettre cette culture dont il est si fier en question – à la « question » ! Trouver à redire de l’immaturité et de la sottise avec laquelle il use de sa sacro-sainte « liberté d’expression ».

Au fond, ce que cette malheureuse série télé illustre de manière presque trop parfaite, après Borgia sur Canal + diffusé cet hiver et en attendant Vatican : le Christ habite chez les Borgia l’année prochaine, est ce que Philippe Muray appelait dans Le XIXème siècle à travers les âges « le triomphe de la libre pensée de second ordre » sur « la non libre pensée de premier ordre ». Le triomphe des opinions sur la vérité, ou des particulier sur le singulier. T’as vu ?

Non qu’il s’agirait de « réhabiliter » l’Inquisition. Même dans son invention empiriste, l’Inquisition (qui d’ailleurs était plurielle) n’était ni festive ni sympa ni cool. L’Inquisition a réellement brûlé quelques malheureux égarés, estrapadé quelques autres, et de fait, au nom de la paix sociale, et comme l’a montré de manière sublime et pour l’éternité Dostoïevski dans sa légende du « Grand Inquisiteur » dans Les frères Karamazov, trahi l’enseignement du Christ. Mais c’est ce débat-là entre absolu et social, cité de Dieu et cité des hommes, tout aussi dramatique et tout aussi faisable sur le plan scénaristique qu’il aurait été vraiment intéressant de filmer. Montrer l’Inquisition non pas comme une instance antisociale crainte et détestée par tous, avec à sa tête un super sadique borgne (ben voyons ! il n’aurait pas sa carte du FN, le Barnal, tant qu’on y est ?), mais comme l’instance sociale (et morale) suprême qu’elle était à cette époque et vécue la plupart du temps par les ouailles comme une délivrance – un peu comme aujourd’hui nous nous félicitons de la condamnation de telle ou telle secte et avons tendance à rire sans le moindre apitoiement des déboires d’un Mandarom ou d’un Raël.

Montrer la réalité humaine, donc faillible, d’une institution qui aura été à la fois synonyme de justice moderne et de progrès scientifique (et, encore une fois, avec les excès, les indélicatesses et les foirades qui accompagnent n’importe quel progrès). Montrer justement comment une autorité sociale et juridique (et qui de nos jours s’appelle Licra, Mrap, SOS racisme et la non regrettée Halde), répondant à un impératif moral légitime (et le racisme est indéniablement une erreur de jugement et un péché contre l’Esprit), finit toujours par faire du zèle, multipliant à tort et à travers les charges envers les uns et les autres, et instaurant un climat de suspicion permanente. Montrer enfin comment la violence sacrificielle reste congénitale à l’être humain, même le mieux attentionné.

Vous pensez que je fais là un rêve pieux ? Celui d’une série historique intelligente et bien écrite ? Mais mon rêve pieux a été réalisé depuis longtemps par HBO, AMC ou Sky One. Les Soprano, Rome, Mad Men, Battlestar Galactica – en voilà des séries qui ont su recréer des mondes passés (ou futurs), respecter l’Histoire et réussir à faire du thriller (et quel thriller !) avec du social et du métaphysique. Tout le monde passe sur l’indigence artistique d’Inquisitio, arguant que ce n’est pas le problème, alors qu’en fait c’en est le principal. Inquisitio ou la scandaleuse nullité d’un produit qui compte moins sur l’intelligence du public que sur les connivences idéologiques des clercs et de la Doxa et par conséquent se fout de faire quelque chose de valable sur le plan artistique – c’est-à-dire sur le plan éthique.

Un phénomène français de plus, en somme. Mais pourquoi est-ce toujours au pays de Voltaire et de Renan qu’à chaque fois que l’on se mêle de faire de l’ Histoire pour tous, à la télé ou au cinéma, l’on oscille entre l’ignorance et la caricature ?

  1. Michel Foucault, Surveiller et punir, Gallimard, « Bibliothèque des Histoires », page 227.
  2. Lumière du Moyen Âge, Grasset, 1944 ; Beauté du Moyen Âge, Gautier Languereau, 1971 ; Pour en finir avec le Moyen Âge, Seuil, 1977, etc.
  3. Le Moyen Âge, une imposture, Paris, Perrin, 1992.
  4. L’inquisition espagnole 15e – 19e siècles, Hachette, collection Pluriel, 2002, réédition 2009.
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12 juillet 2012

La lutte efficace contre la délocalisation passe par une adaptation du cadre légal et fiscal industrie par industrie

Bienvenue à Vilvorde-sous-Bois !

Michel Rocard a eu son Billancourt, Lionel Jospin son Vilvorde, Jean-Marc Ayrault aura donc son Aulnay-sous-Bois. Deux fermetures d’usine automobile sous un gouvernement socialiste, c’est une coïncidence, trois, cela commence à tenir de la tradition.

Après la théorie, Arnaud Montebourg, le ministre du redressement productif, va donc pouvoir passer à la pratique avec la fermeture de l’usine d’Aulnay et les 8000 suppressions de postes annoncée, jeudi 12 juillet, par PSA. «Un choc pour la nation», selon l’expression du ministre, qui, espérons-le, appellera un autre choc, de compétitivité, cette fois.

La France a décidément cette particularité de ne se mettre en mouvement que lorsqu’elle y est contrainte. Car si la fermeture d’Aulnay est un choc, à commencer pour les salariés concernés, elle n’est certainement pas une surprise. L’avenir du site est sur la sellette depuis des années. Un projet de fermeture à horizon 2009 avait été élaboré sous la présidence de Jean-Martin Folz, que son éphémère successeur, Christian Streiff, ne mettra pas à exécution. C’est donc Philippe Varin qui s’y colle.

Le pilotage du groupe par ce dernier est loin d’être parfait,mais on doit lui reconnaître une circonstance atténuante. La compétitivité du site France n’a cessé de se dégrader ces dernières années. Ce n’est pas faute d’avoir attiré l’attention des pouvoirs publics sur le sujet. Le prix de revient d’une petite voiture fabriquée à Poissy ou à Aulnay est supérieur de 10% à celui d’un auto produite en Europe centrale.

Jusqu’à présent, la seule réponse du pouvoir a consisté à convoquer les patrons de Renault ou de PSA pour leur distribuer des bons ou des mauvais points en matière de localisation de leur production. A ce petit jeu, Philippe Varin a longtemps fait figure de bon élève. Aujourd’hui, il le paie cash.

Car dans une industrie aussi concurrentielle que l’automobile, il n’y a pas de miracle. Très vite, on est rattrapé par la réalité: Vilvorde hier, Aulnay aujourd’hui. La stupeur est la même. On va sans doute assister à un même florilège d’indignations et d’incantations, dans lesquelles tout le vocabulaire sismologique va y passer. Ce serait à l’honneur des responsables politiques cette fois de les dépasser et de faire d’Aulnay une opportunité pour s’attaquer aux vrais problèmes. Faire en sorte que la fiscalité pèse moins sur le travail. Mieux cibler les allégements de charge sur les emplois réellement confrontés à la mondialisation. Gagner en flexibilité pour coller à une demande très cyclique. Ce n’est qu’à ce prix que le redressement sera réellement productif.

Blog Pertes et Profits

3 juillet 2012

L'abolition de la prositution? De la difficulté de ne rien faire pour l'Etat post sarkosyste.

Lettre ouverte à N. Belkacem de Kaplan et réponse de J. Leroy

 

Madame,

Vous souhaitez abolir la prostitution.

Je veux vous dire avant toute chose que je ne doute pas un instant de votre sincérité. J’ai bien pris note que votre position abolitionniste n’est ni moralisatrice, ni paternaliste ; qu’elle n’est motivée que par une sincère compassion pour ces jeunes femmes, souvent victimes de réseaux mafieux et de proxénètes violents, qui se prostituent non par choix mais parce qu’on les y oblige. Si ma raison me suggérait qu’une telle politique avait la moindre chance d’améliorer le sort de ces femmes, croyez bien que je vous soutiendrais corps et âme. Seulement voilà : je crois que vous commettez là une grave erreur et que la prohibition que vous appelez de vos vœux fera beaucoup plus de mal que de bien.

La première chose que vous devez admettre, c’est que vous ne parviendrez jamais à abolir la prostitution. Vous aurez peut être l’illusion d’y être parvenu ; mais ce ne sera jamais rien d’autre qu’une illusion qui ne trompera que celles et ceux qui voudront bien y croire. La prostitution, que l’on évoque souvent – et probablement à tort – comme « le plus vieux métier du monde », existe parce que certains hommes ne peuvent pas satisfaire leurs désirs dans le cadre d’une relation à titre gracieux et parce que certaines femmes, poussées par la pauvreté ou en quête d’indépendance financière, acceptent de leur vendre ce service. Le désir masculin, le fait que certains hommes aient plus de succès que d’autres auprès de la gent féminine, que des couples soient plus ou moins bien assortis, la pauvreté et le fait que certaines femmes acceptent de se prostituer sont autant de constantes qu’aucune politique ne fera jamais disparaître. Peut être parviendrez-vous à ne plus la voir mais soyez sûre que, même sous un régime prohibitionniste, la prostitution continuera à exister. La véritable question est de savoir dans quelles conditions.

En poursuivant les clients, vous les obligerez à se montrer plus prudents, vous forcerez ainsi les prostituées à trouver des solutions pour leur offrir plus de discrétion, plus de clandestinité. Bien sûr, l’organisation d’un marché clandestin implique des coûts et une organisation adaptée : très rapidement, les indépendantes disparaîtront au profit de réseaux organisés capables d’organiser de telles rencontres.
La demande et la concurrence se faisant plus rares, ces réseaux pourront compenser les risques induits par votre politique en augmentant leurs tarifs. Mais n’ayez aucune illusion : les prostituées, elles, ne toucheront pas un centime de plus ; bien au contraire, les réseaux mafieux seront les principaux bénéficiaires de la prohibition. Des clients qui acceptent de payer plus cher, une main d’œuvre désormais totalement dépendante : il n’en faut pas beaucoup plus pour que le proxénétisme devienne une activité extrêmement lucrative. Forts de leurs pactoles et de perspectives de développement florissantes, les réseaux pourront alors investir pour éliminer physiquement la concurrence, organiser leurs trafics à plus grande échelle et capturer encore plus de victimes non consentantes dans leurs filets.
À l’abri des regards, les prostituées seront désormais livrées pieds et poings liés à leurs proxénètes qui pourront leur imposer des conditions de travail encore plus indignes tandis que les clients devront se contenter de ce que leur offre le réseau qui aura su se faire connaître d’eux : hygiène dégradée, absence de préservatifs… Il est inutile, je crois, de pousser plus avant la description de l’abject cloaque que vous vous apprêtez à créer.

Les politiques de prohibition – de l’alcool, de la drogue comme de la prostitution – n’ont jamais eu d’autres conséquences que de nourrir le crime organisé aux dépens du reste de la société. C’est le gouvernement des États-Unis qui a fait la fortune d’Al Capone plus que n’importe qui d’autre. Si, comme j’en suis sincèrement convaincu, votre objectif est d’aider ces jeunes femmes, c’est précisément la politique inverse qu’il vous faut mettre en œuvre : légalisez la prostitution et abrogez la loi de 1946 qui interdit les maisons closes. Vous porterez ainsi un coup fatal aux réseaux de proxénétisme clandestins et vous permettrez aux prostituées de travailler de leur plein gré dans des conditions d’hygiène acceptables.

Au-delà des partis pris idéologiques et des impératifs de la communication gouvernementale, les décisions que vous vous apprêtez à prendre seront lourdes de conséquences pour la vie de milliers d’anonymes. Souvenez-vous, de grâce, que les bonnes intentions ne suffisent pas – l’enfer, dit-on, en est pavé – et que, comme l’écrivait Karl Popper, « nos plus grands problèmes trouvent leur source dans quelque chose d’aussi admirable et sensé que dangereux : dans notre impatience à améliorer le sort de nos semblables. »1

 

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Georges Kaplan, notre parangon du libéralisme chimiquement pur, explique à Najat Vallaud-Belkacem qu’il est absurde et infondé de vouloir interdire la prostitution. Avant de lui répondre, je précise que rien ne m’énerve autant que le puritanisme. Qu’il soit de droite ou de gauche. Qu’il vienne du bénitier ou d’un certain républicanisme qui ne fait que laïciser les névroses judéo-chrétiennes sur le sexe en général, le sexe et l’orgasme féminins en particulier.

Face à ce qui fait peur, on peut verrouiller ou on peut aussi, à l’inverse, autoriser tout et n’importe quoi. Dans les années 1970, à en croire des éditeurs ayant pignon sur rue et leurs écrivains, la pédophilie devenait une émancipation pour le petit garçon et son amant plus âgé.
Quant à la prostitution, un discours très énervant « post-néo-féministe » explique depuis quelques années qu’au bout du compte, on peut être une prostituée heureuse, libre, émancipée et que la violence du maquerellage façon La dérobade1 appartient au passé, exception faite des malheureuses filles de l’Est et de quelques cas sociaux. C’est finalement le discours de notre ami Kaplan : la prostitution n’aurait rien de condamnable en soi parce qu’elle est le plus vieux métier du monde, et qu’à partir du moment où la transaction repose sur un contrat sans contrainte, qu’il s’agisse de vendre son cul ou des aspirateurs, cela revient au même.

Il n’y aurait donc pas d’autre choix que le néo-puritanisme de madame Vallaud-Belkacem et la permissivité de monsieur Kaplan.
Alors, reprenons les choses dans l’ordre. Si la ministre de l’égalité hommes/femmes veut interdire la prostitution, c’est parce qu’elle est rigoureusement incapable, avec le gouvernement qu’elle représente, de changer véritablement les rapports de force dans le monde du travail. Elle fait donc de la morale sociétale, faute de marges d’action pour le pouvoir politique dans une société de marché régie par des organismes supranationaux non élus. C’est très vilain, disent les nouvelles dames chaisières, la prostitution ! Et cachez cette délocalisation que je ne saurais voir !
Les trois quarts du temps, effectivement, c’est sordide, violent, mortifère, la prostitution. C’est l’extrême aboutissement de la misère sociale et de la précarité. Ce n’est pas pour rien si Marx voyait dans le mariage bourgeois du XIXème siècle la forme la plus achevée de la prostitution. Les parents vendaient leurs filles qui allaient devenir des épouses éternellement mineures au regard de la loi. Mais en échange, ces mêmes parents accroissaient leur patrimoine ou gagnaient un capital symbolique avec la particule aristocratique du futur gendre. Interdisons donc la pute, disent les modernes, nous interdirons cette violence archaïque faite à la femme.

Le problème, vous l’aurez compris, c’est que la prohibition de la prostitution est un pis-aller, un remords pour une gauche capitularde qui aurait voulu changer le monde du travail lui-même et ne veut plus voir qu’il n’y a pas de grande différence entre faire le tapin sur un périphérique et être prêt à se vendre à un employeur en position de force absolue dans une société gangrénée par un chômage endémique et une crise structurelle du capitalisme.
Quant à Georges Kaplan, ce qui l’agace dans cette éventuelle prohibition, c’est qu’elle introduit une réglementation ! Horreur, malheur ! Une loi, une loi contre le contrat. Bon lecteur de Walter Block dans Défendre les indéfendables2, il refuse assez honnêtement toute forme de prohibition. Pour lui, la prostitution est une affaire de responsabilité individuelle. Rien ne force dans l’absolu la prostituée à se vendre ou le consommateur de drogue à acheter au dealer. De même, Walter Block, toujours lui, explique que celui qui est l’objet d’un chantage n’est pas forcé de céder au chantage. Par exemple, quelqu’un vient vous voir et vous demande une certaine somme pour ne pas révéler que vous êtes homosexuel. Ou vous payez pour être tranquille, ou vous ne payez pas et vous assumez.
Pour Kaplan ou Walter Block, rien d’illégal, rien d’immoral. Ce qui est illégal, ce n’est pas le chantage, c’est l’extorsion. Je viens vous voir, j’applique un revolver sur votre tempe et je menace de tirer si vous ne me donnez pas une certaine somme d’argent. Là, même le libéral estime que ce n’est pas acceptable.

Il y a la même hypocrisie chez Najat Vallaud-Belkacem et chez Georges Kaplan. L’une veut interdire la prostitution pour oublier qu’elle ne peut plus changer la société, l’autre veut l’autoriser, la pérenniser parce qu’elle représente un certain idéal dans l’échange commercial et contractuel d’un monde du travail enfin raisonnable.

Que l’on nous permette de penser une autre voie. Celle qui, par la redistribution équitable des richesses, l’éducation, le rapport à l’autre pensé de manière nouvelle n’aura plus besoin de criminaliser la drogue ou la prostitution, ni de les considérer comme un exercice normal d’une liberté libérale. Une autre voie qui en faisant disparaître les raisons du malheur fera disparaître le malheur, qu’il s’agisse d’un fix d’héroïne dans un squat ou du corps profané d’une jeune albanaise dans un parking pour routiers… Un autre monde, sans ce genre d’alternative piégée comme un champ de mines, est possible. Utopie ? Et alors…

  1. La dérobade de Jeanne Cordelier (1976). Et adaptation de Daniel Duval, avec Miou-Miou en 1979
  2. Défendre les indéfendables, proxénètes, vendeurs d’héroïne, prostituées, maîtres chanteurs, faux-monnayeurs et autres boucs émissaires de notre société, Les Belles Lettres

Causeur, 1er aout 2012

26 juin 2012

Europe férédale, c'est oui ou c'est non?

On ne pourra pas faire longtemps l’économie du politique

Sans en exagérer la portée, comme le fait l’UMP, on constate que le fameux « couple franco-allemand » traverse une zone de turbulences depuis l’élection de François Hollande. Quoique Merkel et Hollande soient d’accord sur l’essentiel, c’est-à-dire sur l’« Europe politique » comme objectif stratégique à atteindre à moyen ou long terme, ils semblent profondément diverger sur les moyens d’y parvenir.

Angela Merkel est prête à mutualiser les dettes des pays européens et donc à payer un taux d’intérêt plus élevé pour permettre aux Français, aux Espagnols, aux Italiens et aux Grecs de payer moins. A une condition : que ces pays acceptent de passer leurs budgets nationaux sous la toise du contrôle européen. Autrement dit, en échange des « eurobonds », Berlin exige un ministère européen des finances et des budgets.

De ce côté-ci du Rhin, la nouvelle majorité socialiste souhaiterait renverser l’ordre des choses : que l’Allemagne délie d’abord les cordons de sa bourse. Eurobonds d’abord, ministère européen des finances et des budgets ensuite : la France entend tirer les conclusions tactiques de l’échec du Traité Constitutionnel Européen. Pour Hollande, le non de 2005 n’est qu’un échec temporaire qui ne doit pas remettre en cause une stratégie européenne vieille de cinquante ans : puisque les peuples rechignent à construire une Europe fédérale, avançons sur le front de l’union économique pour préparer les esprits à l’union politique.

Bernard Cazeneuve, le ministre français des Affaires européennes, ancien noniste – comme son ministre de tutelle Laurent Fabius – expose cette logique d’une manière limpide : « la priorité n’est pas de mettre en chantier une nouvelle réforme institutionnelle » longue et laborieuse car la crise actuelle nécessite des « réponses urgentes ».

Mais il ne s’agit bien évidemment pas que d’un problème de délais. Le fond de l’affaire, explique Cazeneuve, est qu’une réforme aussi ambitieuse ne peut être envisagée sans un large soutien des peuples, inaccessible aussi longtemps que l’Union Européenne n’aura pas fait la démonstration de sa capacité à répondre à la crise. « Sans ces réponses, précise-t-il, la crise démocratique et la crise économique et financière se conjugueront au risque de ruiner les efforts accomplis pour intégrer davantage nos processus de décision politiques. C’est la raison pour laquelle la réforme institutionnelle ne peut être un préalable aux réponses urgentes qu’appelle la crise ». Diplomatie oblige, le ministre français des Affaires européennes propose des formules qui pourraient permettre à Merkel de consentir à un compromis sans perdre la face ni les prochaines élections allemandes : « La France est favorable à l’approfondissement de l’intégration européenne au plan politique. Celle-ci doit inclure la dimension fiscale et sociale et assurer un haut niveau de protection des salariés et des services publics forts ». En clair, comme contrepartie des Eurobonds, en lieu et place du ministère des finances exigé par Berlin, Hollande aimerait proposer à Merkel un ministère européen du Travail et des Affaires sociales. Gageons que Moscovici n’aurait pas accepté une telle proposition !

Si en Allemagne l’adhésion à la position de Merkel dépasse les frontières de son camp politique – il n’est pas sûr que le SPD accepterait le projet d’Eurobonds – ce n’est pas le cas en France. Les récents commentaires de Bruno Le Maire révèlent un alignement des positions de l’UMP sur la ligne allemande (ce qui n’enlève rien à la légitimité de cette opinion) de maîtrise des budgets nationaux comme condition préalable à la mutualisation de la dette. Mais sur le fond, c’est-à-dire sur le fait que l’« Europe politique » reste l’horizon politique de la France, ancienne et nouvelle majorité sont d’accord. Or, dans les deux camps, au delà des divergences entre dirigeants actuels du PS et de l’UMP, cette question pose des problèmes idéologiques majeurs restés irrésolus depuis le référendum de 2005. A gauche, au PS en particulier, la crise du « non » de 2005 a été, au mieux, plâtrée et à droite il s’agit d’une véritable bombe à retardement.

Si aujourd’hui la bataille UMP-FN se focalise sur ce qu’on appelle « les valeurs » – termes vagues qui désignent en fait les positions vis-à-vis de l’islam, de l’immigration et de la lutte contre la criminalité – le vrai fossé idéologique est bien évidemment du côté de l’Europe et de l’euro. Comment différencier autrement quelqu’un comme Florian Philippot d’un Droite pop’ pur sucre comme Jacques Myard voire d’une sarkozyste dure comme Nadine Morano ?

Or, si on peut facilement envisager un compromis UMP-FN sur la laïcité, la sécurité et la politique migratoire1, sur la question européenne il semble impossible de faire converger leurs positions diamétralement opposées. Ainsi, si la solution passe par une Europe politique, celle-ci pourrait bientôt déboucher sur une crise politique et démocratique qui n’aura rien à envier à sa sœur aînée, la crise économique et financière.

La seule manière de crever cet abcès est d’arrêter de mentir : l’Europe est d’abord un projet politique visant la stabilité, la démocratie et la paix sur le Vieux continent. L’Europe a soutenu à coup de milliards des anciennes dictatures fascistes (l’Espagne, le Portugal et la Grèce) et plus tard les « démocraties populaires » des pays de l’Est pour y implanter durablement la démocratie dans sa version occidentale et libérale. Dans cette histoire, l’économie ne fut que l’instrument principal au service de cette fin. L’Europe est donc avant tout politique et c’est en tant que telle qu’il faut l’accepter ou la rejeter.

 

Causeur, 26 juin 2012

26 juin 2012

La liberté de non réception de la publicité

 

A travers le collectif

"Il serait inique que des barbouilleurs animés par un esprit civique de dépollution des images soient poursuivis et condamnés, alors que tant  d'ignominies dues à la recherche du profit maximum sont tolérées." Edgar Morin.

Le 3 avril, huit personnes du collectif "les Déboulonneurs" comparaissaient à la chambre d'appel correctionnelle de Paris pour avoir barbouillé des panneaux publicitaires. Lors du procès, le réquisitoire du procureur a largement reposé sur l'argument d'une atteinte à la liberté d'expression des annonceurs. Le jugement devant être rendu mardi 26 juin, il nous est apparu urgent de rappeler les éléments montrant que la publicité, par ses mécanismes mêmes, porte atteinte à certaines libertés de l'individu et qu'elle peut avoir des effets nocifs sur la société en termes de santé publique (surcharge cognitive, stress, obésité...). 

Les sciences cognitives et sociales (neurosciences, psychologie et sociologie notamment), disciplines dont nous relevons, tendent à montrer que la publicité biaise nos comportements les plus automatiques, y compris de façon inconsciente. Et si l'émergence des techniques d'exploration du cerveau nous permettent de mieux comprendre ces mécanismes, nous voulons montrer ici que ces nouvelles connaissances et leur appropriation par le domaine publicitaire (en particulier via le neuromarketing) requièrent un débat le plus large possible sur la présence de la publicité dans l'espace public.

INFLUENCE DE LA PUBLICITÉ SUR NOTRE COMPORTEMENT ET NOTRE CERVEAU

Rappelons tout d'abord l'origine historique de la publicité. Le premier grand saut technique s'opère au début du XXe siècle, en passant d'une simple répétition mécanique du message à une méthodologie élaborée de persuasion des masses. L'un des principaux pionniers de cette "manufacture du consentement" s'appelle Edward Bernays et n'est autre  que le neveu de Freud. Il décide d'utiliser les découvertes de la psychanalyse pour parvenir à une "manipulation consciente, intelligente des opinions et des habitudes" par des "chefs invisibles" (The Century of the Self, 2002). L'exemple le plus frappant de cette nouvelle démarche publicitaire est la  diffusion dans la presse de photos de jeunes femmes belles, modernes et indépendantes, fumant des cigarettes appelées "torches de la liberté". En incitant les femmes à fumer à une époque où ce comportement était réprouvé, Bernays se vanta d'avoir doublé la taille du marché potentiel de l'industrie du tabac !

Grâce à l'imagerie cérébrale, les neuroscientifiques ont récemment commencé à s'intéresser à l'effet de l'image de marque d'un produit sur nos cerveaux. Dans ce contexte, on se focalise sur le système de récompense, un ensemble de régions du cerveau évolutionnairement très ancien. Ce système fait interagir émotions et prises de décision de telle sorte que ces dernières échappent à la rationalité pure.Il se révèle aussi très sensible à certains signaux de notre environnement qui peuvent influencer nos comportements même quand ils ne sont pas perçus consciemment (ce dont on peut s'assurer en laboratoire).

A partir de ces connaissances, une équipe de chercheurs américains a comparé l'activité cérébrale du système de récompense chez des individus invités à goûter deux marques de sodas. Lorsque le test se fait en aveugle, les deux marques de boissons sont autant appréciées l'une que l'autre et activent le système de récompense de façon équivalente. Par contre, lorsque les étiquettes sont rendues visibles, l'un des deux sodas active soudainement beaucoup plus le système de récompense et est préféré par la majorité. Cette étude fut la première à montrer par la mesure de l'activité cérébrale comment l'image de marque construite par la publicité peut biaiser les préférences des consommateurs.

Depuis lors, les études visant à mesurer ces préférences au moyen de l'imagerie cérébrale se sont multipliées sous la bannière de ce que l'on appelle le neuromarketing. Jusqu'à présent, cette approche a essentiellement cherché à calibrer le message publicitaire de façon à activer le plus possible le système de récompense. Bien que le neuromarketing  soit aujourd'hui vivement critiqué pour son absence de rigueur scientifique, il pourrait devenir, avec les progrès des neurosciences, un véritable outil d'ingénierie publicitaire.

ENJEUX SANITAIRES DE LA PUBLICITÉ À GRANDE ÉCHELLE

Le ciblage de notre système de récompense par la publicité doit aussi être considéré en termes de santé publique. On sait que le système de récompense est plus vulnérable chez certains individus. Les personnes souffrant d'obésité par exemple voient leur système de récompense activé de façon anormale par des images de nourriture ultra-calorique. La publicité exploite leur vulnérabilité et renforce leurs comportements de surconsommation. Les enfants ayant un système nerveux encore en développement sont aussi très sensibles à la publicité. Sur la base de multiples études issues des plus grands journaux médicaux, l'Agence de l'alimentation britannique demande, pour ces mêmes raisons, que "les enfants aient le droit de grandir à l'abri des pressions commerciales, lesquelles encouragent la consommation d'une nourriture trop riche, trop sucrée et trop salée qui fait courir un risque pour la santé actuelle et future des enfants".

Les estimations menées aux Etats-Unis montrent ainsi que l'obésité infantile pourrait être réduite de près d'un tiers en régulant mieux la publicité des produits alimentaires. Plus généralement, on sait maintenant que la dérégulation du système de récompense accompagne de nombreux troubles psychologiques et psychiatriques. Dans l'attente de travaux scientifiques évaluant l'effet de la publicité sur les populations à risque, il nous semble indispensable d'en appeler au principe de précaution pour réguler les messages commerciaux à destination de nos concitoyens les plus fragiles.

ENJEUX ÉTHIQUES DE LA PUBLICITÉ AU XXIE SIÈCLE

Tous ces éléments révèlent que ce qui est en jeu s'avère beaucoup plus complexe que la simple liberté d'expression invoquée pour le publicitaire. Or cette liberté-là ne va sans une autre liberté complémentaire de la première : la liberté de non-réception. Il s'agit de garantir à chaque citoyen le droit de choisir où et quand il souhaite accéder à de l'information publicitaire. Ceci pour lui permettre de se protéger de son influence ou simplement de se reposer de la surcharge d'information. Selon les estimations, les enfants sont exposés quotidiennement à plusieurs dizaines de spots publicitaires, voire plusieurs milliers aux Etats-Unis. Face à ce bombardement quotidien, la liberté de non-réception des citoyens doit être assurée, en particulier dans l'espace public. L'Etat se doit en effet d'y être le garant de la neutralité commerciale autant que de la sureté psychologique de tout un chacun.

Or, selon nous, les évolutions récentes sont inquiétantes. Par exemple, les usagers du métro parisien auront pu constater le remplacement progressif des affichages sur papier par de très larges écrans plats. Cette technologie exploite le fait que toute image en mouvement dans la périphérie du champ visuel capture automatiquement l'attention de l'individu. Cette réaction automatique, héritage de notre évolution au cours de laquelle le danger pouvait surgir sans prévenir, s'accompagne d'une augmentation du niveau d'alerte et de stress qui favorise la mémorisation du message. En outre, l'intégration dans ces écrans de capteurs mesurant l'intensité du regard peut transformer, à leur insu, les passants en cobayes d'expérimentation publicitaire à grande échelle.

Nous déplorons que les usagers des transports n'aient pas été consultés, ni même informés, de cette évolution qui touche directement leur environnement visuel et entraîne la collecte d'informations sur leur comportement. A cela s'ajoutent les dizaines de milliers d'enquêtes d'opinion que les régies publicitaires ont déjà accumulées (depuis leur apparition, dans les années 1960). Ce traçage prend aujourd'hui un essor sans précédent avec le développement des technologies numériques (puces RFID des badges en tout genre, GPS des smartphones, réseaux sociaux omniprésents, etc.). Aujourd'hui ce "temps de cerveau disponible", profilé et géolocalisé est vendu au prix fort par les afficheurs : la diffusion d'un message publicitaire est quantifiée en Occasion de voir (ODV), facturée à l'unité entre 0,1 et 0,7 euro.  Ainsi une personne vivant en Ile-de-France rapporte une cinquantaine d'euros par jour à l'industrie publicitaire, sans même le savoir.

En l'absence de débat citoyen, le politique cède trop facilement aux pressions des annonceurs et afficheurs, réclamant toujours moins d'entraves pour faire davantage de profits. Ainsi, loin d'en limiter la présence dans l'espace public, la loi du 12 juillet 2010 issue du Grenelle de l'environnement laisse place, selon le ministère lui-même, à "un développement important de secteurs comme ceux du micro-affichage, des bâches, des dispositifs innovants, des publicités sur aéroports ou gares [...], permettant d'envisager une progression de 10 à 30 % des chiffres d'affaires des entreprises investissant dans ces domaines d'activité".

SOLUTIONS ET ALTERNATIVES

Pourtant, réduire la place de la publicité dans l'espace public n'est pas une simple revendication idéaliste. En 2006, le conseil municipal de la ville de Sao Paulo a voté à une quasi-unanimité une loi "Ville propre" bannissant tout affichage publicitaire dans l'espace public. Cinq ans après son entrée en vigueur, un sondage montre que 70 % des résidents de Sao Paulo ont trouvé les effets de cette loi bénéfiques.

Devant les enjeux révélés par les dernières avancées scientifiques, nous souhaitons encourager toute démarche de régulation du système publicitaire actuel et en premier lieu dans l'espace public. En barbouillant des publicités, le collectif des Déboulonneurs a osé un acte de désobéissance civile afin d'être entendu par la collectivité et de pousser le politique à accepter une ré-ouverture du débat. A travers eux, c'est la liberté de non-réception des citoyens que nous devons défendre.


Guillaume Dumas est chercheur à la Florida Atlantic University ;

Mehdi Khamassi est chercheur au CNRS ;

Karim Ndiaye est chercheur à l'Institut du cerveau et de la moelle épinière ;

Yves Jouffe est chercheur à l'université Paris-Est ;

Luc Foubert est docteur de l'Université Pierre et Marie Curie-Paris-VI ;

Camille Roth est chercheur au CNRS.

Le Monde, 26 juin 2012

 

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25 juin 2012

L'économie autiste - Une mise en perspective interressante du dogme de la croissance

 

"Les générations futures se souviendront peut-être avec émerveillement d'une phase relativement courte de l'histoire humaine, au cours de laquelle une croissance soutenue de l'économie a été considérée comme possible et nécessaire. (...) Si nous voulons que les générations futures puissent avoir une vie décente sur notre planète, nous devons mettre en doute ce qui était évident jusqu'à présent et chercher des alternatives. (...) Je souhaite à ce livre de nombreux lecteurs et lectrices et une large discussion publique de ses thèmes." Ainsi écrit Horst Köhler, économiste, ancien directeur du Fonds monétaire international et ancien président de l'Allemagne, dans sa préface du livre "Postwachstum Gesellschaft " (Société postcroissance) des économistes Irmi Seidl et Angelika Zahrnt.

La recommandation de Köhler n'est que la pointe de l'iceberg d'une réflexion critique sur la croissance exponentielle des pays riches, qui depuis une décennie mobilise de façon accrue les sciences économiques et sociales et les grandes institutions statistiques. Le projet mondial de l'OCDE "Measuring the progress of Societies" (Mesurer le progrès des sociétés), par exemple, vise à convaincre les nations et la communauté internationale d'adopter de meilleurs indicateurs que le PIB (produit intérieur brut) pour mesurer le "bien-être équitable et durable" (BES), comme l'appelle Enrico Giovannini, l'ancien directeur de la statistique de l'OECD.

Dans le même sens vont les conclusions de la Commission française Stiglitz-Sen-Fitoussi, l'initiative de l'Union Européenne "Au-delà du PIB", ainsi que l'économiste Tim Jackson, président de la commission pour le développement durable du gouvernement britannique, avec son livre "Prospérité sans croissance".

Dans les sciences environnementales, statistiques et économiques se multiplient les témoignages de ceux qui voient à quel point la persévérance dans l'objectif d'une croissance exponentielle infinie dans les pays riches peut être pernicieux. Comme l'illustrent les économistes Seidl et Zahrnt, dans les pays riches, l'objectif de la croissance exponentielle ne tient plus ses promesses de plein emploi, de justice sociale, de répartition des richesses et de bonne gestion de l'environnement. Ainsi qu'il arrive à de nombreux médicaments anciens, l'objectif d'une croissance exponentielle et infinie dans les pays riches se révèle être une médecine de plus en plus inefficace et pourvue d'effets secondaires de plus en plus graves et surtout irréversibles. C'est pourtant ce médicament obsolète qui est actuellement préconisé (entre autres par MM. Hollande et Obama) pour les économies riches, minées par trois décennies d'idéologie et pratiques libérales : domination de la finance spéculative sur l'économie réelle et l'environnement, déréglementations, privatisations. Face à la cure brutale de ceux qui souhaitent désormais contraindre les Etats et les services publics à maigrir pour faire face à une crise créée par une finance vorace proliférant au-delà de toute mesure, l'ancien médicament de "la croissance", est maintenant présenté comme un défi innovant à la nouvelle orthodoxie rigoriste. Ce qui pourrait paraître un volontarisme courageux n'est que la confirmation de soixante ans d'économie autiste, telle qu'elle domine dans les milieux académiques et les gouvernements.

L'économie autiste est une économie de l'"ici et maintenant", aveugle face à deux entités bien plus grandes qu'elle : la nature et les générations futures. C'est une économie qui a pour seul pivot l'argent (la chrématistique, selon Aristote), et qui a comme seul but et comme seule mesure du progrès social la multiplication des échanges monétaires (le PIB ne sait rien mesurer d'autre).

Mais l'économie autiste ne voit pas que l'augmentation des flux monétaires entraîne une hausse des flux d'énergie, de bruit, de matériaux, de déchets et d'émissions nocives, et avec elle la dégradation des équilibres de la biosphère. Certains des flux de matériaux ou d'éléments (l'azote, par exemple) causés par l'homme, dépassent désormais ceux de la biosphère, au point que le prix Nobel Paul Crutzen a appelé "anthropocène" l'ère actuelle.

L'autre grande absente du champ visuel de l'économie autiste est celle des générations futures. A vitesse croissante, notre économie dévore des ressources naturelles dont la formation a demandé des millions d'années, compromet les équilibres plurimillénaires de la biosphère et transforme le tout en échange croissants d'argent. Or, dans la comptabilité du PIL, cette croissance d'argent, de dommage causés et de risques figurera dans la colone créditrice, malgré le fait qu'elle cause aux générations futures des pertes mille fois plus importantes.

On ne peut qu'éprouver de la compassion face à l'impuissance des gouvernants assaillis par une crise financière après l'autre et mal conseillés depuis des décennies par des économistes autistes. Dans cette situation d'urgence, qui gouverne est contraint à fermer les yeux sur le fait que les actions entreprises pour tenter d'éteindre l'incendie financier jettent de l'huile sur le feu de la croissance de l'économie matérielle et de la crise écologique. L'alternative serait de se rendre une fois pour toutes compte du fait que les maladies du système financier ne peuvent être guéries que par des réformes drastiques de ce système même et non en cherchant amplifier démesurément la consommation matérielle et son poids sur la nature, ainsi que l'observait les prix Nobel Frederick Soddy.

Depuis la première conférence mondiale de l'ONU sur l'environnement (1972, Stockholm), quarante années ont été perdues parce que personne n'a eu le courage de combiner la nécessité de dépassement du sous-développement pour tant avec celle de modérer le survédeloppement d'un petit nombre, duquel nous sommes. Le compromis du "développement soutenable", issu en 1987 de la commission mondiale sur l'environnement et le développement de l'ONU, a tenté de ménager le chèvre et le chou, et contenter les pays pauvres en mettant l'accent sur la priorité au développement, et les pays riches en insistant sur la priorité de de la protection de l'environnement. Depuis un quart de siècle au contraire, notre version du développement durable ne nous pousse pas à réduire nos prétentions pour la croissance ultérieure de notre économie et de notre consommation de ressources naturelles. Et la croissance linéraire dont nous profitons depuis cinquante ans de façon constante ne nous suffit plus. Il nous fraudrait, paraît-il, des taux annuels de croissance oscillant entre 2,5 et 3,5%, soit en fait une accélération permanente, équivalente au doublement de l'économie tous les vingt à trente ans. Donc "la croissance de la croissance". Et cela pour toujours.

L'ancien directeur du FMI, Horst Köhler, cite et corrige une phrase de Kenneth Boulding, l'ancien président des économistes américains, et l'un des fondateurs de l'économie écologique : "Celui qui croit en une croissance infinie exponentielle sur une planète non infinie est un fou ou un économiste." D'une part, écrit Köhler, des économistes éminents ont douté et doutent qu'une croissance économique infinie soit possible et souhaitable ; d'autre part le principe de la croissance est devenu une évidence pour tous les habitants des pays riches, et pas seulement pour les économistes.

Pour contrer l'agonie (auto-infligée) de la croissance dans les pays surdéveloppés, "en ces temps certains espèrent que plus de gens achètent des choses dont ils n'ont pas besoin avec de l'argent qu'ils n'ont pas", comme le dit l'économiste Ian Johnson, président du Club of Rome. En face de cette misère, ce n'est plus seulement la croissance qui prend l'eau mais, plus encore, l'autorité de sa doctrine.

Par Docteur Marco Morosini, Ecole polytechnique Fédérale de Zurich (ETH)

Le Monde,

Idée, le 25 juin 2012

 

11 juin 2012

Ray Bradbury, hommage

Ray Bradbury, le pessimiste enchanté

Un des grands noms de la SF vient de mourir

 

 

Ray Bradbury est enfin arrivé sur Mars à l’âge de 91 ans, quelque part à l’ouest d’octobre en croquant les pommes d’or du soleil. Avant d’être l’un des plus grands écrivains américains, il avait été ce petit garçon né en 1920 pour qui l’enfance se confondit avec la Grande Dépression. On sous-estime trop souvent le traumatisme que représenta la plus grande crise économique de l’Histoire sur une génération d’écrivains nés à cette époque, et aussi différents que Bukowski, Salinger, Kerouac ou Bradbury. Ils n’en parlèrent jamais directement mais une bonne partie de leurs œuvres peut se lire comme une stratégie d’évitement, une promenade angoissée autour d’un trou noir que l’on ne veut pas nommer.

Pour Bradbury, la fuite fut dans le rêve, la tête dans les étoiles, le cœur dans ces petites villes américaines au milieu de nulle part. Celles où s’arrêtent des cirques ambulants par des après-midi d’été trop chaudes, celles où le temps semble s’abolir pour des enfants qui s’ennuient et ressuscitent de vieilles légendes, celles où l’on apprend près d’une station service que là-bas, dans les grandes villes, la fin du monde est en cours.
Bradbury fut classé parmi les écrivains de science-fiction. C’est un paradoxe car peu d’écrivains se méfièrent autant que lui de la science. Le progrès technologique, pour Bradbury, se faisait forcément au détriment de la civilisation et altérait la beauté du monde comme l’imaginaire de l’humanité.

Lisez ou relisez Chroniques Martiennes, son chef d’œuvre le plus connu, qui date de 1950. Ce classique de nos collèges mérite qu’on y retourne une fois adulte. Jamais un livre ne présenta la conquête spatiale sous un jour aussi sombre. Elle est réduite à une expédition coloniale qui est l’ultime espoir d’une Terre épuisée. L’homme se comporte sur Mars comme un barbare inconséquent, un béotien maladroit et détruit presque sans s’en rendre compte la culture martienne qui avait su transformer sa technologie en poésie pour faire du monde un diamant fragile peuplé de créatures diaphanes : « Oui, leurs villes sont belles. Ils savaient associer l’art à la vie. Pour les Américains, ça a toujours été une chose à part. Quelque chose qu’on relègue dans la chambre du haut, celle de l’idiot de la famille. »

Il n’est pas étonnant que certains historiens de la science-fiction aient classé Bradbury comme ouvertement réactionnaire alors que celui-ci ne cessa de dénoncer la ségrégation raciale dans nombre de ses nouvelles. Son œuvre est en effet l’exact envers de celle de son contemporain Isaac Asimov, l’écrivain préféré des lycéens en filière scientifique. Asimov croyait dur comme fer que les robots étaient une solution pour sauver l’humanité, que l’homme était fait pour dominer l’univers et qu’il n’y avait pas un problème que la science ne saurait résoudre. Il suffit de regarder autour de soi pour comprendre à quel point cet optimisme prométhéen est devenu terriblement hors de saison alors que le pessimisme enchanté d’un Bradbury n’a pas pris une ride.

On s’en rend compte notamment à la lecture de Fahrenheit 451 (1953), roman ouvertement antimaccarthyste qui imagine une société dans laquelle le livre est banni. Des pompiers spécialisés sont chargés de traquer les derniers lecteurs et de brûler leurs bibliothèques. Les résistants en sont amenés à apprendre par cœur les grands classiques de la littérature et à se réfugier dans les bois en espérant des temps meilleurs. Surtout, ils doivent veiller à ne pas prendre une balle : sinon, Don Quichotte et L’Odyssée disparaîtraient avec eux. Fahrenheit 451, qui fit l’objet d’une adaptation trop méconnue par François Truffaut en 1966, dépasse bien sûr cette simple allégorie politique (comme 1984 dépasse la simple critique du stalinisme) pour devenir une grande œuvre antitotalitaire qui continue aujourd’hui, plus que jamais, à questionner notre rapport de plus en plus aliénant à l’image omniprésente.

 

On peut lire, au dos de la première édition française du Pays d’Octobre (Denoël, Présence du Futur, 1966) des extraits de critiques dont celle de Paris-Presse qui déclare : « Ray Bradbury : le Marcel Aymé de la science-fiction ». Finalement, on ne saurait mieux dire.

 

Publié le 09 juin 2012 à 17:57 dans Culture, Causeur

8 juin 2012

Résumé de la pensée de Rosenvallon sur l'accroissement des inégalités, et les conséquence de la normalisation par le marché

D’une théorie de la justice à une philosophie de l’égalité

Pierre Rosanvallon est professeur au Collège de France et président de La République des Idées.

Je remercie Le Débat de me permettre de préciser un certain nombre de points de mon travail en répondant aux critiques, interrogations, suggestions, ou aussi en relevant les zones aveugles, des cinq contributions qui précèdent.

2 Le diagnostic initial d’abord. Maryvonne de Saint Pulgent me reproche deux choses. En premier lieu de ne pas avoir noté d’emblée que, dans le domaine du droit, l’égalité est beaucoup plus présente dans la loi qu’elle ne l’était il y a trente ans. Je crois pourtant avoir fortement souligné le fait, à un autre stade de mon argumentation il est vrai, mais justement pour montrer qu’il contraste avec le développement simultané des inégalités économiques et sociales. Et c’est bien là qu’est le fond du désaccord. Elle me reproche d’avoir exagérément noirci sur ce point le tableau. Philippe Raynaud emploie aussi l’expression. Le problème n’est pas là de savoir si l’on considère le verre à moitié vide ou à moitié plein. Il est celui de l’interprétation des données statistiques.

3 Si l’on prend en compte les situations moyennes ou médianes, il n’y a effectivement pas de dégradation notable des conditions sociales en France depuis trente ans ; le pouvoir d’achat a même progressé. Si l’on considère encore les écarts de revenus entre les ouvriers et les cadres par exemple, ils n’ont également guère évolué. Quant à la situation des plus mal lotis, elle ne s’est pas dégradée en moyenne, grâce aux procédures d’indexation du smic et aux mécanismes d’assistance et de redistribution. Mais le point de vue que l’on porte sur cette réalité change déjà si l’on appréhende les écarts à partir d’une catégorisation plus resserrée, distribuant par exemple les revenus ou les patrimoines par déciles. Et de façon plus spectaculaire encore si on les considère en isolant le haut de la pyramide : les 1 %, les 0,1 %, ou les 0,01 %. L’effet du changement de focale est là saisissant. Je ne redonne pas les chiffres qui sont connus. Le problème est de savoir si l’on peut dire comme Maryvonne de Saint Pulgent que des écarts appréhendés aussi finement ne sont pas significatifs car ils ne concernent qu’une mince fraction de la population. Certainement pas, car l’explosion exponentielle qu’ils traduisent (et il s’agit bien de cela dès que l’on raisonne à partir du 1 % et de sa déconstruction) dessine un modèle de société, exprime des valeurs qui ont une signification d’ensemble. Il ne s’agit pas seulement d’une sorte d’excroissance, que l’on pourrait considérer comme à la fois regrettable et marginale.

4 Les statistiques moyennes, en outre, ne permettent pas de saisir adéquatement les représentations que se font les individus de leur situation. Si l’on prend, par exemple, les statistiques du chômage ou le pourcentage d’une population donnée qui se trouve en position de déclassement, on n’aura qu’une vue faussée de la perception sociale de ces phénomènes. Ce qui est ressenti n’est pas seulement une probabilité objective, mais le rapport entre cette probabilité et le sentiment (ou la réalité) d’irréversibilité de l’événement considéré. La peur du déclassement peut ainsi être partagée par une grande partie de la population, alors qu’une faible partie d’entre elle risque effectivement d’être concernée. C’est la même chose avec le fait du décrochage des très hauts revenus : ils ne concernent que de petits groupes mais modifient les représentations globales des sentiments de la justice redistributive.

5 Pour en finir avec la question du diagnostic, je rappelle que je ne me suis pas limité à prendre en compte l’évolution des revenus, ou celle (encore plus marquée) des patrimoines. Le problème est en effet que cette situation a été accompagnée d’une modification brutale de la fiscalité. Et, là encore, ce ne sont pas les taux moyens des prélèvements obligatoires qu’il faut prendre en compte pour qualifier le sens d’une évolution. Mais, plus spécifiquement, ceux qui symbolisent socialement les normes de la justice redistributive, et au premier chef l’impôt progressif sur le revenu et l’imposition du patrimoine. Et c’est bien en la matière qu’il est aussi permis de parler de « contre–révolution ». Après presque un siècle d’accroissement régulier du taux de ces impôts, ils ont en effet spectaculairement régressé à partir du début des années 1980. Pour m’en tenir au cas français, je rappelle que le taux marginal supérieur de l’impôt sur le revenu lorsque Raymond Barre était Premier ministre était de 65 %, alors qu’il est aujourd’hui de 41 % (l’évolution a encore été plus brutale dans les pays anglo–saxons).

6 En rappelant ces données, je n’ai pas fait œuvre originale. Ces choses ont en effet été parfaitement documentées dans des ouvrages savants autant que dans les statistiques publiques. Ce diagnostic n’a d’ailleurs été pour moi qu’une entrée en matière, une façon aussi de partir du discours le plus communément partagé sur le sujet. En observant, hélas avec regret – je fais une incise –, que la quasi–totalité des commentaires dans les médias, émanant de personnes qui ne prennent même pas le temps de feuilleter rapidement les livres, se sont limités à voir dans mon travail une dénonciation des inégalités galopantes. La question de départ véritablement essentielle a plutôt été pour moi de prendre en compte l’ambivalence des attitudes face à l’accroissement des inégalités, le phénomène étant à la fois (presque) universellement dénoncé et, d’une certaine manière aussi, implicitement toléré, dès lors en tout cas qu’il ne s’agit pas de justifier les quelques catégories de revenus particulièrement voués aux gémonies (les bonus des traders ou les rémunérations des P.–D.G. En particulier). C’est ce que j’ai appelé le paradoxe de Bossuet, en référence à la fameuse remarque de ce dernier notant que « Dieu se rit des hommes qui se plaignent des conséquences alors qu’ils en chérissent les causes ». Bien des enquêtes ont souligné ce paradoxe : les Français trouvent insupportable la façon dont les inégalités se sont creusées, mais ils adhèrent au moins partiellement aux mécanismes qui les produisent (voir notamment la grande enquête « Perception des inégalités et sentiment de justice » qui est citée dans le livre).

7 Comment comprendre ce paradoxe ? C’est là qu’il faut en venir à l’analyse de ce qu’il est, un peu trop globalement, convenu d’appeler le « néo–libéralisme ». Philippe Raynaud considère que je dois clarifier ma position sur ce point, en notant lui–même la difficulté de penser conjointement ce que Mark Lilla a appelé les « deux révolutions libérales ». La révolution des mœurs et des droits d’un côté (celle de l’individualisme) et celle de la régulation économique de l’autre (celle du marché). Il me reproche d’avoir considéré que leur coexistence était contingente sans en avoir fait la démonstration. Je précise donc ma position sur ce point. Pour dire tout d’abord que les progrès du droit et du marché sont bien allés quant à eux structurellement de pair. L’avènement d’une société d’individus – j’emploie là cette expression sans la préciser – a été indexé sur le déclin des représentations organiques du social, lui–même lié à une aspiration renforcée à l’autonomie et à la réalisation de soi, fruit du développement humain. Nous sommes ainsi entrés dans un âge de ce que j’ai appelé l’individualisme de singularité (se superposant aux formes précédentes de l’individualisme de distinction et de l’individualisme d’universalité). L’avènement, ou le retour, du marché a de son côté résulté d’une décomposition des notions d’économie planifiée et d’entreprise–organisation due à l’entrée dans un monde plus complexe.

8 La « révolution conservatrice » (Reagan/Thatcher) n’a fait que constituer une interprétation particulière, idéologique et radicalisée de cette évolution. C’est dans cette mesure que l’on peut parler de caractère contingent. D’autres approches du marché étaient possibles et ont alors été formulées. C’est là que la mention de la « deuxième gauche » par Philippe Raynaud fait sens. Il y a à cet égard un point central de l’histoire politique et intellectuelle de la France des années 1970 à 1990 qu’il conviendrait d’éclairer et de traiter plus avant. Je n’ai pas le temps de le faire dans ces quelques pages, mais j’ai la ferme intention d’y revenir de façon approfondie dans un proche avenir, tant règnent à ce propos les confusions, ignorantes ou malveillantes. Contingent encore le lien entre la première des révolutions libérales et le dérèglement de l’économie financière qui a abouti à la crise de 2008. Dérèglement qui n’a pas été l’effet tant d’un plan machiavélique que d’une incapacité des pouvoirs publics à percevoir et à analyser les profondes transformations des conditions de l’équilibre économique engendrées par le processus de titrisation et la distanciation croissante entre l’économie réelle et l’économie financière qui se sont peu à peu développés.

9 Le paradoxe de Bossuet s’explique par l’intériorisation des valeurs du marché – avec ce qu’elles ont impliqué en termes de vision concurrentielle de la société, d’idéologie méritocratique, etc. – à un moment où ce dernier tendait à s’identifier à ses dérives. L’explosion des inégalités par le haut a ainsi été directement provoquée par la brusque inflation des rémunérations des working rich opérant dans les salles de marché, rémunérations techniquement indexées sur les résultats acquis dans la gestion des nouveaux produits dérivés de toutes sortes et traduisant la vampirisation des profits économiques qu’ils effectuaient. Mais il y a eu du même coup un effet social de diffusion dans toute la vie économique, à commencer par les dirigeants d’entreprise, sans qu’il y ait un lien entre l’accroissement massif des rémunérations des dirigeants exécutifs d’entreprise et les performances enregistrées. C’est de cette façon que la confusion a été créée. Confusion rendue aussi possible par l’incapacité intellectuelle et politique de formuler une alternative autre que régressive et nostalgique à cet état des choses. Un républicanisme imaginaire et une gauche social–étatique ont servi de position de repli. C’est pourquoi je ne suivrai pas les sympathiques injonctions de Philippe Raynaud et de Paul Thibaud à faire un effort pour aller dans leur direction ! L’enjeu sous–jacent à mon livre – Philippe Raynaud a raison de dire que c’est aussi un livre politique – réside dans la tentative de formuler les termes d’une véritable alternative.

10 Il m’a semblé que cette entreprise devait commencer avec une critique des théories de la justice et de leurs limites. Ce sont en effet elles qui ont dominé depuis trente ans la scène intellectuelle ; avec le spectre de leurs variantes, de l’égalité la plus radicale des chances à ses appréhensions les plus minimalistes. Elles ont toutes en commun de se couler dans le moule de l’idéal méritocratique en en déclinant les définitions. Elles en ont donc aussi incorporé les limites. C’est pourquoi ce livre propose une autre direction et esquisse les grandes lignes de ce qui pourrait être une philosophie de l’égalité susceptible de donner à la gauche d’aujourd’hui la vision et la théorie qui lui font si cruellement défaut actuellement. Je me sens dans cette direction en plein accord avec la plupart des propositions, qui sont d’ordre programmatique, que formule Christian Paul. Il a beaucoup œuvré pour ouvrir la réflexion des membres de son parti et je ne peux que me sentir solidaire de son entreprise. Mais il faut sans doute aller plus loin que les pistes qu’il suggère pour fonder l’objectif de l’« égalité réelle » qu’il appelle de ses vœux. Il s’agit en effet là d’éléments de programme, alors qu’il faut aussi, me semble–t–il, élaborer ce que l’on pourrait appeler une nouvelle philosophie du socialisme. C’est ce à quoi j’ai essayé de m’attacher, en en présentant la « première ébauche » qui clôt mon ouvrage, ébauche qui s’appuie sur les matériaux conceptuels rassemblés en positif et en négatif dans l’histoire de l’idée d’égalité, avec les controverses et les pathologies qui l’ont traversée. On me trouve là « moins convaincant et plus hésitant » (Paul Thibaud), oscillant « entre politique morale et individuelle » (Maryvonne de Saint Pulgent), ou on m’avertit sur les précautions à prendre et les pièges à éviter pour tenir bon la barre d’une vision progressiste levant les ambiguïtés qui se nouent autour des réponses apportées à la demande contemporaine de singularité (Robert Castel).

11 Passer d’une théorie de la justice à une philosophie de l’égalité, tel a donc été mon objectif. Cette proposition marque une étape importante dans la reconfiguration du cadre conceptuel d’ensemble dans lequel se sont inscrits depuis maintenant près de trente ans mes travaux sur la démocratie et l’État–providence. Et cela d’une double façon. En offrant d’abord une perspective à la résolution de la crise de l’État–providence analysée dans le livre éponyme dès 1981 et réexaminée en 1995 dans La Nouvelle Question sociale. En opérant ensuite une jonction entre le volet « social » de mes recherches (auquel il convient aussi de rattacher les ouvrages sur le syndicalisme, la société civile, le nouvel âge des inégalités) et le volet d’histoire et de théorie politique consacré à une entreprise de réinterprétation du mouvement de la démocratie et de ses mutations contemporaines[1][1] Les deux trilogies ont été publiées chez Gallimard et...
suite
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12 Offrir une perspective à la résolution de la crise de l’État–providence, en premier lieu donc. Il fallait pour cela sortir du dilemme dans lequel se sont enfermées les théories de la justice en se situant sur le seul terrain de la légitimation des critères de la distribution individuelle des ressources de toute nature. Sortir aussi de l’opposition entre redistribution et reconnaissance. J’ai longuement développé ces points dans le livre. Le retournement intellectuel que j’ai proposé a été de repartir de la notion d’égalité, mais en l’appréhendant comme relation. C’était renouer avec l’esprit même des révolutions américaine et française. D’où l’expression des principes de singularité, réciprocité et communalité, qui modernisent, adaptent et précisent les notions de société des semblables, d’autonomie et de citoyenneté (ce sont des principes, mais qui peuvent aussi fournir de nouveaux éléments de langage politique). L’idée a été de proposer sur cette base des principes universels, à partir desquels pourraient être reconstruites des politiques sociales, alors qu’aujourd’hui l’État–providence et les politiques de redistribution ne font plus consensus, opposant de façon irréconciliable les dénonciateurs de l’assistanat et les défenseurs du statu quo. J’en suis resté dans le livre à ce travail de refondation des cadres généraux d’une pensée du social. Il devra bien sûr être poursuivi. Ce sera même une entreprise de très longue haleine. Mais on peut voir dès maintenant qu’il ne s’agit pas seulement de vagues injonctions morales. On pourrait ainsi développer pratiquement ce que serait une politique de la communalité, en termes de politique de la ville par exemple. Montrer comment pourraient être conçues des institutions gardiennes et/ou promotrices de la réciprocité. Penser en termes de droits la construction de la singularité, comme on a déjà commencé à l’esquisser dans le domaine de la formation ou avec l’idée d’une sécurisation des parcours professionnels en matière de travail (pour répondre à Robert Castel) ; ce qui implique donc le développement de l’égalité dans la loi telle qu’elle se conçoit aujourd’hui, mais va plus loin en incluant la dimension d’une égalité des possibles. Ces principes doivent être compris comme articulés. La construction des singularités ne peut se faire en détruisant la communalité ou au mépris de la réciprocité, par exemple.

13 Ce travail s’insère aussi plus largement dans le projet d’une redéfinition de l’idée même de socialisme autour de cette notion reconquise d’égalité. Celle–ci permet en effet de faire d’une conception élargie de la démocratie la clé d’une telle redéfinition : la démocratie s’appréhende dans ce cadre comme le régime de la délibération permanente sur les conditions de constitution d’une société des égaux. Elle superpose la démocratie–forme sociale et la démocratie–régime. C’est pourquoi je dis à mes amis républicains : « encore un effort pour devenir démocrates ».

 

Cairn, 2012

8 juin 2012

Petite bilbliographie des récits de la crise

Voici un petit "guide de lecture" recensant diverses oeuvres qui, de manière plus ou moins directe, traitent de la crise financière, économique, sociale et politique qui frappe le monde (surtout occidental) depuis 2007-2008.


Littérature

 

Romans

 

Paul Auster, Sunset Park (2010, Arles, Actes Sud, 2011 pour la trad. française)

Jonathan Dee, Les privilèges (2010, Paris, Plon, 2011 pour la trad. française)

Flore Vasseur, Comment j’ai liquidé le siècle (Paris, Editions des Equateurs, 2010)

Jean-Louis Bauer, Le roman d’un trader (Arles, Actes Sud, 2011)

 

Récits

 

Florence Aubenas, Le quai de Ouistreham (Paris, Editions de l’Olivier, 2010, Le Seuil, coll. « Points », 2011)

Hughes Armand-Delille, Madoff et moi (Paris, Flammarion, 2010)


Théâtre

 

Le système de Ponzi, écrit et mis en scène par David Lescot (Paris, Théâtre de la Ville, 2012)

D’un retournement l’autre. Comédie sérieuse sur la crise financière en trois actes et en alexandrins, Frédéric Lordon (Paris, Le Seuil, 2011)

Laissez-nous juste le temps de vous détruire, écrit par Emmanuelle Pireyre, mis en scène par Myriam Marzouki (Paris, Maison de la Poésie, 2012)

 

Cinéma

 

Fiction

 

In the Air, dir. Jason Reitman (Etats-Unis, 2009)

Wall Street, l’argent ne dort jamais, dir O. Stone (Etats-Unis, 2010)

The Company Men, dir. J. Wells (Etats-Unis, 2010)

Louise Wimmer, dir. Cyril Mennegun (France, 2011)

Margin Call, dir. J.C. Chandor (Etats-Unis, 2011)

De bon matin, dir. Jean-Marc Moutout (France, 2011)

La mer à boire, dir. Jacques Maillot (France, 2012)

 

Documentaire

 

Inside Job, dir. Charles Ferguson (Etats-Unis, 2010)

Cleveland contre Wall Street, dir. Jean-Stéphane Bron (France, 2010)

Indignados, dir. Tony Gatlif (France, 2012)

 

 

Télévision

 

Emissions

 

Fric, krach et gueule de bois : le roman de la crise, diff. France 2, 11 janvier 2011, avec Daniel Cohen, Erik Orsenna, Pierre Arditi

 

Fictions

 

The Last Days of Lehman Brothers, dir. Michael Samuels (téléfilm, Royaume-Uni, 2009), diff. BBC, 9 septembre 2009, dans le cadre d’une série d’émissions intitulée « Aftershock », à l’occasion du premier anniversaire de la chute de Lehman Brothers

Valparaiso, dir. Jean-Christophe Delpias (téléfilm, France, 2011), diff. Arte, 3 février 2012

Bankable, dir. Mona Achache (téléfilm, France, 2011), diff. Arte, 4 mai 2012

Le rapace, dir. Claire Devers (téléfilm, France, 2011), diff. Arte, 2012

Two Broke Girls (série, Etats-Unis, 2011), diff. CBS

 

Musique

 

Bruce Springsteen, Wrecking Ball (2012)

Todd Snider, Agnostic Hymns & Stoner Fables (2012)

 

Esprit, juin 2012

8 juin 2012

Schopenhauer, l'attaque personnelle dans le débat

 

Le Nouvel Obs, Marine Le Pen au sujet de Mélenchon

Cette attitude n’est pas sans rappeler un passage de L'Art d'avoir toujours raison (ou Dialectique éristique) d’Arthur Schopenhauer. Dans ce court traité, le philosophe allemand donne à son lecteur trente-huit stratagèmes pour l’emporter, même au prix de la plus grande mauvaise foi, face à son adversaire lors d’une controverse. Il définit son trente-huitième et ultime stratagème ainsi « Si l’on s’aperçoit que son adversaire est supérieur et qu’on va perdre la partie, que l’on prenne un ton personnel, offensant, grossier. Devenir personnel, cela consiste à passer de l’objet du débat (puisqu’on a perdu la partie) au contradicteur lui-même et à s’en prendre à sa personne, d’une manière ou d’une autre ». Tout est dit.

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