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En souvenir d'Alexandrie
8 juin 2012

Résumé de la pensée de Rosenvallon sur l'accroissement des inégalités, et les conséquence de la normalisation par le marché

D’une théorie de la justice à une philosophie de l’égalité

Pierre Rosanvallon est professeur au Collège de France et président de La République des Idées.

Je remercie Le Débat de me permettre de préciser un certain nombre de points de mon travail en répondant aux critiques, interrogations, suggestions, ou aussi en relevant les zones aveugles, des cinq contributions qui précèdent.

2 Le diagnostic initial d’abord. Maryvonne de Saint Pulgent me reproche deux choses. En premier lieu de ne pas avoir noté d’emblée que, dans le domaine du droit, l’égalité est beaucoup plus présente dans la loi qu’elle ne l’était il y a trente ans. Je crois pourtant avoir fortement souligné le fait, à un autre stade de mon argumentation il est vrai, mais justement pour montrer qu’il contraste avec le développement simultané des inégalités économiques et sociales. Et c’est bien là qu’est le fond du désaccord. Elle me reproche d’avoir exagérément noirci sur ce point le tableau. Philippe Raynaud emploie aussi l’expression. Le problème n’est pas là de savoir si l’on considère le verre à moitié vide ou à moitié plein. Il est celui de l’interprétation des données statistiques.

3 Si l’on prend en compte les situations moyennes ou médianes, il n’y a effectivement pas de dégradation notable des conditions sociales en France depuis trente ans ; le pouvoir d’achat a même progressé. Si l’on considère encore les écarts de revenus entre les ouvriers et les cadres par exemple, ils n’ont également guère évolué. Quant à la situation des plus mal lotis, elle ne s’est pas dégradée en moyenne, grâce aux procédures d’indexation du smic et aux mécanismes d’assistance et de redistribution. Mais le point de vue que l’on porte sur cette réalité change déjà si l’on appréhende les écarts à partir d’une catégorisation plus resserrée, distribuant par exemple les revenus ou les patrimoines par déciles. Et de façon plus spectaculaire encore si on les considère en isolant le haut de la pyramide : les 1 %, les 0,1 %, ou les 0,01 %. L’effet du changement de focale est là saisissant. Je ne redonne pas les chiffres qui sont connus. Le problème est de savoir si l’on peut dire comme Maryvonne de Saint Pulgent que des écarts appréhendés aussi finement ne sont pas significatifs car ils ne concernent qu’une mince fraction de la population. Certainement pas, car l’explosion exponentielle qu’ils traduisent (et il s’agit bien de cela dès que l’on raisonne à partir du 1 % et de sa déconstruction) dessine un modèle de société, exprime des valeurs qui ont une signification d’ensemble. Il ne s’agit pas seulement d’une sorte d’excroissance, que l’on pourrait considérer comme à la fois regrettable et marginale.

4 Les statistiques moyennes, en outre, ne permettent pas de saisir adéquatement les représentations que se font les individus de leur situation. Si l’on prend, par exemple, les statistiques du chômage ou le pourcentage d’une population donnée qui se trouve en position de déclassement, on n’aura qu’une vue faussée de la perception sociale de ces phénomènes. Ce qui est ressenti n’est pas seulement une probabilité objective, mais le rapport entre cette probabilité et le sentiment (ou la réalité) d’irréversibilité de l’événement considéré. La peur du déclassement peut ainsi être partagée par une grande partie de la population, alors qu’une faible partie d’entre elle risque effectivement d’être concernée. C’est la même chose avec le fait du décrochage des très hauts revenus : ils ne concernent que de petits groupes mais modifient les représentations globales des sentiments de la justice redistributive.

5 Pour en finir avec la question du diagnostic, je rappelle que je ne me suis pas limité à prendre en compte l’évolution des revenus, ou celle (encore plus marquée) des patrimoines. Le problème est en effet que cette situation a été accompagnée d’une modification brutale de la fiscalité. Et, là encore, ce ne sont pas les taux moyens des prélèvements obligatoires qu’il faut prendre en compte pour qualifier le sens d’une évolution. Mais, plus spécifiquement, ceux qui symbolisent socialement les normes de la justice redistributive, et au premier chef l’impôt progressif sur le revenu et l’imposition du patrimoine. Et c’est bien en la matière qu’il est aussi permis de parler de « contre–révolution ». Après presque un siècle d’accroissement régulier du taux de ces impôts, ils ont en effet spectaculairement régressé à partir du début des années 1980. Pour m’en tenir au cas français, je rappelle que le taux marginal supérieur de l’impôt sur le revenu lorsque Raymond Barre était Premier ministre était de 65 %, alors qu’il est aujourd’hui de 41 % (l’évolution a encore été plus brutale dans les pays anglo–saxons).

6 En rappelant ces données, je n’ai pas fait œuvre originale. Ces choses ont en effet été parfaitement documentées dans des ouvrages savants autant que dans les statistiques publiques. Ce diagnostic n’a d’ailleurs été pour moi qu’une entrée en matière, une façon aussi de partir du discours le plus communément partagé sur le sujet. En observant, hélas avec regret – je fais une incise –, que la quasi–totalité des commentaires dans les médias, émanant de personnes qui ne prennent même pas le temps de feuilleter rapidement les livres, se sont limités à voir dans mon travail une dénonciation des inégalités galopantes. La question de départ véritablement essentielle a plutôt été pour moi de prendre en compte l’ambivalence des attitudes face à l’accroissement des inégalités, le phénomène étant à la fois (presque) universellement dénoncé et, d’une certaine manière aussi, implicitement toléré, dès lors en tout cas qu’il ne s’agit pas de justifier les quelques catégories de revenus particulièrement voués aux gémonies (les bonus des traders ou les rémunérations des P.–D.G. En particulier). C’est ce que j’ai appelé le paradoxe de Bossuet, en référence à la fameuse remarque de ce dernier notant que « Dieu se rit des hommes qui se plaignent des conséquences alors qu’ils en chérissent les causes ». Bien des enquêtes ont souligné ce paradoxe : les Français trouvent insupportable la façon dont les inégalités se sont creusées, mais ils adhèrent au moins partiellement aux mécanismes qui les produisent (voir notamment la grande enquête « Perception des inégalités et sentiment de justice » qui est citée dans le livre).

7 Comment comprendre ce paradoxe ? C’est là qu’il faut en venir à l’analyse de ce qu’il est, un peu trop globalement, convenu d’appeler le « néo–libéralisme ». Philippe Raynaud considère que je dois clarifier ma position sur ce point, en notant lui–même la difficulté de penser conjointement ce que Mark Lilla a appelé les « deux révolutions libérales ». La révolution des mœurs et des droits d’un côté (celle de l’individualisme) et celle de la régulation économique de l’autre (celle du marché). Il me reproche d’avoir considéré que leur coexistence était contingente sans en avoir fait la démonstration. Je précise donc ma position sur ce point. Pour dire tout d’abord que les progrès du droit et du marché sont bien allés quant à eux structurellement de pair. L’avènement d’une société d’individus – j’emploie là cette expression sans la préciser – a été indexé sur le déclin des représentations organiques du social, lui–même lié à une aspiration renforcée à l’autonomie et à la réalisation de soi, fruit du développement humain. Nous sommes ainsi entrés dans un âge de ce que j’ai appelé l’individualisme de singularité (se superposant aux formes précédentes de l’individualisme de distinction et de l’individualisme d’universalité). L’avènement, ou le retour, du marché a de son côté résulté d’une décomposition des notions d’économie planifiée et d’entreprise–organisation due à l’entrée dans un monde plus complexe.

8 La « révolution conservatrice » (Reagan/Thatcher) n’a fait que constituer une interprétation particulière, idéologique et radicalisée de cette évolution. C’est dans cette mesure que l’on peut parler de caractère contingent. D’autres approches du marché étaient possibles et ont alors été formulées. C’est là que la mention de la « deuxième gauche » par Philippe Raynaud fait sens. Il y a à cet égard un point central de l’histoire politique et intellectuelle de la France des années 1970 à 1990 qu’il conviendrait d’éclairer et de traiter plus avant. Je n’ai pas le temps de le faire dans ces quelques pages, mais j’ai la ferme intention d’y revenir de façon approfondie dans un proche avenir, tant règnent à ce propos les confusions, ignorantes ou malveillantes. Contingent encore le lien entre la première des révolutions libérales et le dérèglement de l’économie financière qui a abouti à la crise de 2008. Dérèglement qui n’a pas été l’effet tant d’un plan machiavélique que d’une incapacité des pouvoirs publics à percevoir et à analyser les profondes transformations des conditions de l’équilibre économique engendrées par le processus de titrisation et la distanciation croissante entre l’économie réelle et l’économie financière qui se sont peu à peu développés.

9 Le paradoxe de Bossuet s’explique par l’intériorisation des valeurs du marché – avec ce qu’elles ont impliqué en termes de vision concurrentielle de la société, d’idéologie méritocratique, etc. – à un moment où ce dernier tendait à s’identifier à ses dérives. L’explosion des inégalités par le haut a ainsi été directement provoquée par la brusque inflation des rémunérations des working rich opérant dans les salles de marché, rémunérations techniquement indexées sur les résultats acquis dans la gestion des nouveaux produits dérivés de toutes sortes et traduisant la vampirisation des profits économiques qu’ils effectuaient. Mais il y a eu du même coup un effet social de diffusion dans toute la vie économique, à commencer par les dirigeants d’entreprise, sans qu’il y ait un lien entre l’accroissement massif des rémunérations des dirigeants exécutifs d’entreprise et les performances enregistrées. C’est de cette façon que la confusion a été créée. Confusion rendue aussi possible par l’incapacité intellectuelle et politique de formuler une alternative autre que régressive et nostalgique à cet état des choses. Un républicanisme imaginaire et une gauche social–étatique ont servi de position de repli. C’est pourquoi je ne suivrai pas les sympathiques injonctions de Philippe Raynaud et de Paul Thibaud à faire un effort pour aller dans leur direction ! L’enjeu sous–jacent à mon livre – Philippe Raynaud a raison de dire que c’est aussi un livre politique – réside dans la tentative de formuler les termes d’une véritable alternative.

10 Il m’a semblé que cette entreprise devait commencer avec une critique des théories de la justice et de leurs limites. Ce sont en effet elles qui ont dominé depuis trente ans la scène intellectuelle ; avec le spectre de leurs variantes, de l’égalité la plus radicale des chances à ses appréhensions les plus minimalistes. Elles ont toutes en commun de se couler dans le moule de l’idéal méritocratique en en déclinant les définitions. Elles en ont donc aussi incorporé les limites. C’est pourquoi ce livre propose une autre direction et esquisse les grandes lignes de ce qui pourrait être une philosophie de l’égalité susceptible de donner à la gauche d’aujourd’hui la vision et la théorie qui lui font si cruellement défaut actuellement. Je me sens dans cette direction en plein accord avec la plupart des propositions, qui sont d’ordre programmatique, que formule Christian Paul. Il a beaucoup œuvré pour ouvrir la réflexion des membres de son parti et je ne peux que me sentir solidaire de son entreprise. Mais il faut sans doute aller plus loin que les pistes qu’il suggère pour fonder l’objectif de l’« égalité réelle » qu’il appelle de ses vœux. Il s’agit en effet là d’éléments de programme, alors qu’il faut aussi, me semble–t–il, élaborer ce que l’on pourrait appeler une nouvelle philosophie du socialisme. C’est ce à quoi j’ai essayé de m’attacher, en en présentant la « première ébauche » qui clôt mon ouvrage, ébauche qui s’appuie sur les matériaux conceptuels rassemblés en positif et en négatif dans l’histoire de l’idée d’égalité, avec les controverses et les pathologies qui l’ont traversée. On me trouve là « moins convaincant et plus hésitant » (Paul Thibaud), oscillant « entre politique morale et individuelle » (Maryvonne de Saint Pulgent), ou on m’avertit sur les précautions à prendre et les pièges à éviter pour tenir bon la barre d’une vision progressiste levant les ambiguïtés qui se nouent autour des réponses apportées à la demande contemporaine de singularité (Robert Castel).

11 Passer d’une théorie de la justice à une philosophie de l’égalité, tel a donc été mon objectif. Cette proposition marque une étape importante dans la reconfiguration du cadre conceptuel d’ensemble dans lequel se sont inscrits depuis maintenant près de trente ans mes travaux sur la démocratie et l’État–providence. Et cela d’une double façon. En offrant d’abord une perspective à la résolution de la crise de l’État–providence analysée dans le livre éponyme dès 1981 et réexaminée en 1995 dans La Nouvelle Question sociale. En opérant ensuite une jonction entre le volet « social » de mes recherches (auquel il convient aussi de rattacher les ouvrages sur le syndicalisme, la société civile, le nouvel âge des inégalités) et le volet d’histoire et de théorie politique consacré à une entreprise de réinterprétation du mouvement de la démocratie et de ses mutations contemporaines[1][1] Les deux trilogies ont été publiées chez Gallimard et...
suite
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12 Offrir une perspective à la résolution de la crise de l’État–providence, en premier lieu donc. Il fallait pour cela sortir du dilemme dans lequel se sont enfermées les théories de la justice en se situant sur le seul terrain de la légitimation des critères de la distribution individuelle des ressources de toute nature. Sortir aussi de l’opposition entre redistribution et reconnaissance. J’ai longuement développé ces points dans le livre. Le retournement intellectuel que j’ai proposé a été de repartir de la notion d’égalité, mais en l’appréhendant comme relation. C’était renouer avec l’esprit même des révolutions américaine et française. D’où l’expression des principes de singularité, réciprocité et communalité, qui modernisent, adaptent et précisent les notions de société des semblables, d’autonomie et de citoyenneté (ce sont des principes, mais qui peuvent aussi fournir de nouveaux éléments de langage politique). L’idée a été de proposer sur cette base des principes universels, à partir desquels pourraient être reconstruites des politiques sociales, alors qu’aujourd’hui l’État–providence et les politiques de redistribution ne font plus consensus, opposant de façon irréconciliable les dénonciateurs de l’assistanat et les défenseurs du statu quo. J’en suis resté dans le livre à ce travail de refondation des cadres généraux d’une pensée du social. Il devra bien sûr être poursuivi. Ce sera même une entreprise de très longue haleine. Mais on peut voir dès maintenant qu’il ne s’agit pas seulement de vagues injonctions morales. On pourrait ainsi développer pratiquement ce que serait une politique de la communalité, en termes de politique de la ville par exemple. Montrer comment pourraient être conçues des institutions gardiennes et/ou promotrices de la réciprocité. Penser en termes de droits la construction de la singularité, comme on a déjà commencé à l’esquisser dans le domaine de la formation ou avec l’idée d’une sécurisation des parcours professionnels en matière de travail (pour répondre à Robert Castel) ; ce qui implique donc le développement de l’égalité dans la loi telle qu’elle se conçoit aujourd’hui, mais va plus loin en incluant la dimension d’une égalité des possibles. Ces principes doivent être compris comme articulés. La construction des singularités ne peut se faire en détruisant la communalité ou au mépris de la réciprocité, par exemple.

13 Ce travail s’insère aussi plus largement dans le projet d’une redéfinition de l’idée même de socialisme autour de cette notion reconquise d’égalité. Celle–ci permet en effet de faire d’une conception élargie de la démocratie la clé d’une telle redéfinition : la démocratie s’appréhende dans ce cadre comme le régime de la délibération permanente sur les conditions de constitution d’une société des égaux. Elle superpose la démocratie–forme sociale et la démocratie–régime. C’est pourquoi je dis à mes amis républicains : « encore un effort pour devenir démocrates ».

 

Cairn, 2012

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